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J'aime mordre le dos des garçons.
5 juin 2008

you can be sorry

 

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*

L'ancien veilleur s'appelait William, c'était un brun à la figure morne. Il n'avait pas grand-chose à faire dans la journée, et il lui était venu une sainte horreur de la société féminine. Il regardait Mack et les gars, assis sur un tuyau, dans le terrain vague, balançant leurs pieds au dessus de l'herbe, prenant le soleil, et discourant à perdre haleine sur des sujets intéressants. De temps en temps, on les voyait sortir un flacon d'Old Tennis Shoes, essuyer le goulot d'un revers de manche et lever le coude l'un après l'autre. Une forte envie d'appartenir au groupe s'éveilla dans le coeur de William. Un jour, il s'enhardit et vint s'asseoir près d'eux, sur le tuyau. Un malaise, un silence hostile s'abattit sur le groupe, la conversation s'arrêta. Après un petit bout de temps, William reprit le chemin du Restaurant; il regarda par la fenêtre, et s'aperçut que la conversation avait repris avec vivacité; il en éprouva de la peine. Il avait une figure sombre, fort laide, et une bouche resserrée par la mélancolie. Le jour suivant, il sortit de nouveau, une fiole de whisky sous le bras. Mack et les gars lampèrent le whisky -après tout, ils n'étaient pas fous- mais la conversation se borna à deux ou trois: "Bien sur, évidemment, bonne chance, et à bientôt.". William retourna au Drapeau de l'Ours, guetta les gars par la fenêtre, et entendit résonner la voix de Mack: "Nom de Dieu, moi, les maquereaux, moi je peux pas les supporter!". C'était une calomnie affreuse. La vérité, c'est que Mack et les gars n'avaient pas William à la bonne.


*

William sentit son coeur se fendre. Les voyous refusaient de frayer avec lui. Ils le sentaient trop en dessous d'eux. William faisait de l'introspection, il avait une tendance à se donner toujours tous les torts. Il saisit son chapeau et pris le chemin qui longeait la mer en marchant jusqu'au phare. Il entra dans le petit cimetière, doucement assailli par le roulement des vagues. Des pensées noires l'envahissaient. Personne ne l'aimait. Personne ne tenait à lui. Lui, un veilleur de nuit? Non sans blague: un maquereau, un sale maquereau, voilà ce qu'il était, la plus grande des saloperies du monde. Pourtant il avait le droit de vivre, et le droit d'être heureux, comme tout le monde, nom de Dieu, il l'avait! Il pris le chemin du retour, rempli de colère; sa colère fondit, lorsqu'il monta les marches de l'Ours. C'était le soir; le piano mécanique jouait Clair de Lune en été, cela lui fit penser à la première poule qui en avait pincé pour lui, elle adorait cet air. Elle avait disparu, elle s'était mariée... Dora était entrain de prendre son thé dans le petit salon du fond, lorsqu'il entra: "Qu'est-ce qu'il se passe, lui demanda t-elle, vous êtes malade? - Non, répondit William. Je me sens drôle. Je crois bien que je vais me faire sauter le caisson." Dora connaissait les cinglés, il lui en était passé quelques-uns dans les mains. "Faut pas les prendre au sérieux", avait-elle coutume de dire. "Eh bien! faites-le si ça vous chante, mais ne salissez pas les tapis!". Un brouillard gris enveloppa le coeur de William, il sortit lentement, traversa le hall, et frappa à la porte de Eva Flanegan. Elle avait les cheveux rouges, elle se confessait chaque semaine. C'était une fille qui avait une vie intérieure, et toute une ribambelle de frères et de soeurs; au demeurant, la plus grande soularde qui fût. Elle était occupée à se peindre les ongles, quand il entra; elle faisait cela tout de travers, William s'aperçut tout de suite qu'elle était noire; Dora ne la laisserait jamais travailler dans cet état-là. Ses doigts étaient tachés de vernis jusqu'aux jointures, on sentait qu'elle était furieuse. "Qu'est-ce qui vous prend?" fulmina t-elle. La colère s'empara de William. "Il y a que je vais me faire sauter!" lança t-il sur un ton de défi. "Ca alors c'est une cochonnerie!  Une dégoutation,  une saloperie! cria t-elle. Un scandale pareil, juste au moment où je vais avoir assez de fric pour me balader à Saint-Louis! T'es qu'un sacré cochon d'enfant de putain!". William ferma la porte et se dirigea vers la cuisine, et elle vociférait encore. Il en avait marre, des femmes. Le Grec, lui, se foutait des femmes.


*

Ceint d'un grand tablier, les manches relevées, le Grec faisait frire des côtelettes de porc dans deux grandes poêles; il les retournait avec un long poinçon à glace. "Hello, vieux, comment ça va?". Un petit sifflement se fit entendre du côté des côtelettes de porc, qui grésillaient au fond des poêles. "Lou, ma foi, je sais pas. Y'a des moments, je me demande si je ferais pas mieux de... couic.". Du doigt, il fit un signe horizontal devant sa gorge. Le Grec posa son poinçon sur le fourneau et retroussa ses manches un peu plus haut. "Ben moi, voilà ce que j'ai entendu dire. J'ai entendu dire que celui qui en parle, il le fait pas." William étendit le bras, il saisit le poinçon à glace; il le tenait fermement en main. Il plongea son regard intense dans les yeux du Grec, il y lut l'incrédulité, il vit danser une lueur narquoise, et comme il le fixait toujours, il vit l'inquiétude grandir dans les yeux noirs. L'expression des yeux noirs changeait: d'abord, le Grec avait senti qu'il était capable de le faire, ensuite, le Grec avait compris qu'il allait le faire. Rien qu'à regarder les yeux du Grec, William sentait qu'il devait le faire. Maintenant, cela paraissait idiot; la tristesse monta. Il éleva sa main, et le poinçon à glace s'enfonça dans son coeur. Si facilement, c'était curieux. William était le veilleur qui étaient en fonction avant Alfred. Alfred plaisait à tout le monde. S'il en avait envie, il pouvait très bien venir s'asseoir sur le tuyau, entre Mack et les gars. Il pouvait même faire une petite visite au Palais des Coups.



Rue de la Sardine
, John Steinbeck


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